Ruralité, l’épuisante débrouille

Honnecourt-sur-Escaut est un petit village de huit cents âmes aux portes de Cambrai, dans le Nord. Il est pareil à tant d’autres, meurtri par la désertification rurale, village-dortoir pour certains, village de coeur pour d’autres, les Anciens, qui vivotent comme ils peuvent au beau milieu d’une campagne dévastée par les crises successives. Il n’y aurait pas grand-chose à en dire s’il n’y avait Jean-Pierre Golebiewski, maire courageux et dévoué, qui tente à toute force de faire d’Honnecourt-sur-Escaut un espace de vie, en bâtissant un réseau d’entraide qui viendrait au secours de tous ceux qui seraient dans le besoin. C’est le projet d’une existence, et Jean-Pierre s’y attelle avec détermination. Pour lui, pas de politique sans action sociale, sans main tendue ; au diable les partis, à Honnecourt-sur-Escaut, on est de celui du coeur.

Je connais bien la ruralité pour y avoir résidé quinze ans durant, à Cartigny, petit bourg de la Somme à côté de Péronne. Philippe, le maire du coin, est à l’image de Jean-Pierre, un caractère bien trempé et d’un dévouement sans faille. Travailler pour son prochain, chercher, toujours, à faire mieux pour l’autre, à construire, à bâtir, à développer. Un commerce par ici, une maison médicale par-là, un bistrot quand c’est possible, une salle des fêtes où l’on peut célébrer son mariage, une communion, avec la vaisselle prêtée par la commune. On de s’entraider, de vivre ensemble, dans ce qu’il demeure de solidarité villageoise.

Reste le mille-feuille administratif, cet emboîtement étrange de responsabilités diluées du plus petit au plus grand. Honnecourt fait partie de la Communauté d’Agglomération de Cambrai. À ce titre, le village est noyé dans cet agrégat de bourgs et d’une ville de 33 000 habitants. Autant dire que la voix de Jean-Pierre n’y porte guère, même s’il a le verbe haut et fort. Son amertume d’avoir le sentiment de ne pas être entendu, il la brandit comme un étendard, l’étendard de sa ruralité face aux urbains qui n’y comprennent rien, lui qui s’est fait tout seul et qui se perd dans l’océan de formulaires qu’on lui demande de remplir pour chaque projet qu’il initie.

Voilà l’image moderne de notre pays : un désert semé de villes imposantes qui aspirent population, subventions, politiques publiques. On viendra me dire que j’exagère ; il suffit pourtant de faire quelques dizaines de kilomètres dans les campagnes françaises pour saisir ce que vit la ruralité. Villages désertés, sans service de proximité, sans commerce, aux habitants esseulés et appauvris. La fameuse « diagonale du vide », cette « France périphérique » si bien décrite par Christophe Guilluy en 2014 dans son ouvrage éponyme. Jean-Pierre, lui, ne lit pas ce genre d’ouvrage ; il vit simplement la situation sans en connaître les tenants et aboutissants rhétoriques. Il se démène pour rendre son coin de campagne le plus attrayant possible ; il fourmille de projets en tout genre, des plus originaux — une péniche sur l’Escaut pour relier les villages riverains entre eux — aux plus classiques — la maison médicale qui ramènera un peu d’activité au « centre-ville ». Il veut aussi y célébrer Villard de Honnecourt, dont les parchemins réalisés au XIIIe siècle sont l’un des trésors des Archives nationales ; à l’image d’un Léonard de Vinci des campagnes, Villard a imaginé et décrit moult machines de tout acabit, que Jean-Pierre s’emploie patiemment à reconstituer. Il en constelle les rues d’Honnecourt, pour en faire un village musée qui attirerait les urbains d’à-côté.

En dépit de son énergie débordante, Jean-Pierre n’est pas sans avoir une certaine nostalgie d’un temps qui n’est plus, qui ne reviendra pas. Il souhaite simplement maintenir un peu de vie, un peu d’espoir pour ses administrés, un peu de chaleur humaine pour ceux qui ont en tant besoin. Oui, la ruralité est malade, d’une affection grave et mortelle. La colère qui y gronde, le désarroi qui s’y développe sèment les graines d’une révolte à venir dont les effets prévisibles font froid dans le dos. Poussées du populisme en tout genre, dérives extrêmes, nos campagnes sont au bord de l’implosion ; restent tous les Jean-Pierre du monde, qui tente intensément de changer les choses. Mais c’est à nous, urbains et nantis, de saisir la mesure du danger et de nous atteler à revitaliser, vivifier la ruralité française. Alors, Jean-Pierre pourra enfin entamer, heureux, une retraite bien méritée, cultiver son potager, pêcher peut-être, et prendre le temps de vivre.

Guillaume de FonclareLa Croix – Mars 2021