Pénurie de mots et violence criminelle

Nous avons toutes et tous expérimenté des situations qui nous ont privés de paroles : la surprise, la joie, la douleur nous ont frappés de stupeur et nous ont laissés sans voix mais, la parole revenant, nous avons cherché à exprimer le contenu de ces émotions momentanément trop fortes.

Durant ces moments, le fossé se creuse entre celles et ceux qui possèdent les mots et celles et ceux qui ne les ont pas, par manque d’éducation et de culture.

La pensée se structure par le langage : plus celui-ci s’appauvrit, plus il cède la place à l’émotionnel, à la subjectivité, à l’absence d’esprit critique. Tout cela peut paraître banal et même évident, mais il devient urgent de constater à quel point la misère intellectuelle induit une misère affective à laquelle est directement liée la violence. Une simple frustration, une simple remarque suffisent pour déclencher un ressenti et une réaction disproportionnés.

Avec une pénurie de mots, il n’est plus possible en effet de se raisonner, de tempérer le ressentiment.

Inutilisé parce qu’ignoré, remplacé par le geste de menace ou le regard de « haine », le mot n’est plus un outil de communication, un rempart pour canaliser la colère et en modifier le cours. Le passage à l’acte apparaît comme la seule issue au conflit potentiel : la violence physique se substituant définitivement au mot devient un moyen tragiquement banalisé pour en finir avec l’adversaire.

On voit de la même manière s’affaiblir le recours à la voie diplomatique au profit d’une glaçante « efficacité » : la mort programmée de telle ou telle personnalité politique est considérée comme « normale ».

Au droit international et à sa justice pénale, on préfère une « justice » expéditive, sans procès ni plaidoirie, autrement dit sans mots.

Les abréviations, la multiplicité des sigles, l’abus des codes dans les SMS, l’usage de l’orthographe phonétique concourent à faire de la précipitation une « valeur », alors qu’elle est un obstacle mortifère à la réflexion, à la méditation, au recueillement, à la prise en compte de la complexité de la situation vécue. Et pourtant, c’est bien le temps qui apaise la douleur, qui permet de prendre de la distance face à l’émotion, la frustration, l’agression – et finalement d’inventer un moyen de les gérer autrement que par le tranchant d’un couteau.

C’est pourquoi les enfants et les adolescents, pour ne pas sombrer dans le mutisme ou l’imbroglio du complotisme, doivent réapprendre à parler. Ils doivent aussi distinguer, pour les unifier, le langage scientifique de la précision, le langage littéraire du récit ou du poème, le langage corporel du mime, du théâtre, du chant etc.

Il revient aux adultes de leur livrer des mots qui ne soient pas vidés de leur sens, des images qui apaisent l’imagination au lieu de l’enflammer, de leur transmettre un savoir qui exige de respecter les définitions et les consignes, mais aussi de dater les événements, de nommer les émotions et de les exprimer par l’écriture, en famille, à l’école, en prison.

La mise en place de cellules psychologiques est un bienfait, mais il est nécessaire de commencer par restituer à la parole son rôle de structuration du cerveau, afin qu’il résiste aux influenceurs, aux sectes et aux trafiquants qui le poussent au crime.

Marie-Pierre Oudin